Contient une dédicace de l'auteur à Luc Remy.

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Le 13 décembre 1880, à vingt-sept ans, Arthur Rimbaud arrive à Harar, aux confins désertiques de l'Est éthiopien, pays qui était alors appelé Abyssinie. Quelques voyages précédents (Java, Chypre, entre autres) n'avaient fait qu'annoncer le dernier départ de Rimbaud, "l'homme qui fuit" et qui devait désormais devenir la plus haute hantise de la littérature occidentale.

Quatre-vingt-dix-sept ans plus tard, un jeune écrivain français, également âgé de vingt-sept ans, arrive à Harar. Il sillonne le pays, interroge partout les gens, pousse même, sur les traces de Rimbaud, jusqu'en Egypte où l'on sait qu'un grand bloc, très haut sur l'un des murs du temple de Louqsor, porte l'inscription RIMBAUD, en grandes lettres majuscules creusées dans la pierre, seule trace laissée (peut-être, peut-être pas) par le poète.

Alain Borer rapportera de ce voyage un livre inclassable, autant qu'on puisse dire "inclassable" une obsession littéraire aussi belle, et portée avec rigueur (celle du rimbaldien et de l'exégète qui se livre à la critique des textes et des correspondances) jusqu'à l'emportement, jusqu'à l'extrême fantaisie, décidé en somme à tout dire de cette course fabuleuse.

On peut lire Rimbaud en Abyssinie comme un récit de voyage ou comme un roman philosophique : on peut le lire aussi comme un essai qui chercherait à épuiser la question, ou, tout simplement comme un poème d'aujourd'hui. Disons : un morceau du poème gigantesque que chacun porte en soi quand il a lu Rimbaud. Dans tous les cas, il convient, au détour de sa lecture, de fixer un instant ses yeux sur cette image définitive de la littérature: "Un sieur Rimbaud, se disant négociant" part à cheval, déguisé en marchand mahométan, pour "trafiquer dans l'inconnu".

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Borer, Alain]]> Editions du Seuil]]> Ouvrage imprimé]]>
Au début de notre ère, un terrible ouragan dévaste ces hautes vallées du Caucase que l'on appelait le «Ventre du monde». Pour se venger du Vent, un bûcheron géorgien, Koba, chef des Abreks, décrète l'extermination des dieux, de tous les dieux, où qu'ils se trouvent.

Alors commence cette chasse insensée : les «Insoumis», ainsi s'appellent-ils eux-mêmes, déferlent sur les hauts plateaux d'Arménie, installant partout, jusque dans les chemins de neige, des pièges à dieux. Koba s'écrie : «Que les dieux nous blâment à leur guise ! Laissons-les pousser des cris de rage ; même s'ils se lèvent contre nous, nous serons vainqueurs !»

Pour se rendre plus effrayants, les Abreks s'enduisent de glu et se roulent dans les chardons. Massacres, viols et pillages s'enchaînent : Ninive est en flammes, Babylone mise à sac. Dans les déserts de Syrie, des juifs leur parlent d'un certain Elohim, un dieu qui passe dans la brise et qui chuchote. Qu'à cela ne tienne : Jérusalem investie, les chercheurs de dieux dévorent et mâchent les rouleaux de la Torah. Le Sinaï franchi, Koba et ses hordes ensanglantées dévastent les rives du Nil, «le Nil couleur de carnage et d'incendie»... puis rageusement s'embarquent pour la Grèce, à destination du mont Olympe, le repaire des dieux inaccessible aux hommes.

On le sait, c'est surtout à mi-chemin des mythes et de l'Histoire que les dieux ont tendance à pulluler : c'est donc là que Koba inscrit sa guerre personnelle - une guerre totale par laquelle le Guide, à la recherche du Grand Coupable, pourchassant dieux et hommes jusqu'au dernier, devient dieu lui-même. En ce sens, Koba est au-delà de Prométhée, il est lui-même l'injure définitive, l'injure bariolée, hoquetante et inépuisable qu'on fait aux dieux.

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Borer, Alain]]> Editions du Seuil]]> Ouvrage imprimé]]>

Né en 1774 à Greifswald d'un père artisan savonnier et d'une mère qui meurt quand il n'a que six ans, Ulrich étudie à l'Académie de Copenhague, avant de se fixer à Dresde où il épouse tardivement, à la surprise générale, une enfant du peuple beaucoup plus jeune que lui. Chez cet artiste effacé et méticuleux en tout, qui ne signe ni ne date ses tableaux, l'introversion n'est que le revers d'une extrême émotivité : Ulrich noue avec la mort un étrange commerce et semble atteint d'une incurable mélancolie. Ainsi passe une existence sans histoire, brièvement éclairée par l'amour et l'amitié, rythmée par de grands voyages à pied qui maintiennent un contact vital avec la nature. Il meurt en 1840. Les amateurs d'art auront reconnu les prin­cipales données biographiques du peintre romantique Caspar David Friedrich dont Patrick Roegiers s'est librement servi pour habiller son personnage. Ils pourront même s'ils le souhaitent s'amuser à traquer les fidé­lités et les infidélités au modèle. Mais puisque le propos de l'auteur n'était pas d'écrire une biographie même romancée ni un roman pour initiés, ce petit jeu n'ajou­tera ni n'enlèvera rien à la lecture, sauf à souligner comment Roegiers use du privi­lège légitime du romancier en condensant, déplaçant, aménageant ou remaniant les épi­sodes les plus connus de la vie de Friedrich, de manière à accentuer le caractère de fata­lité de la destinée d'Ulrich, condamné à voir les êtres chers disparaître autour de lui. Comme pour parachever l'effacement des traces, Roegiers a d'ailleurs gommé jusqu'au nom de Friedrich, qui n'apparaît nulle part dans le livre alors qu'à peu près tout ce qui porte pinceau à l'époque y a droit de citation. Dans le même ordre d'idées, l'auteur du roman ne se confond pas avec son narra­teur. Roegiers confie non sans malice l'écri­ture de son livre à un quasi-contemporain d'Ulrich, minutieux rapporteur à l'érudition envahissante. De l'imperturbable sérieux de ce dernier naît par endroits un humour d'une qualité spéciale (il ne manque jamais d'ouvrir une parenthèse, fût-ce pour nous si­gnaler la date de la mort du chien de Schopenhauer !), qui achève de faire à'Hémi­sphère Nord un pastiche distancié de « Bildungsroman ».

Or, cette érudition devient progressivement le corps même du récit, à mesure qu’Hémi­sphère Nord avoue sa véritable ambition : être le roman du XVIIIe siècle tout entier ; dresser le tableau intellectuel, artistique et sensible du temps, mettre en scène ses grands débats (le corps et l'esprit, l'âme et le sentiment, la raison et la déraison), en montrant comment la quête encyclopé­dique des Lumières, alliée au sentiment de la nature, se confond avec celle d'un certain art de vivre ; éclairer du même mouvement l'utopie conquérante du siècle et sa face ca­chée, sa mélancolie, ce « voyage d'hiver » qui, de Gœthe à Schubert en passant par Friedrich, obsède le romantisme. Accordée à la jouissance philosophique d'inventorier le monde, la figure préférée du livre est l'énumération ou le catalogue, seuls à même d'embrasser un siècle qui se passionne pour l'optique et la géométrie, la botanique et l'anatomie, les volcans et les automates. Toutes choses que résume la maison d'Haedrich, le meilleur ami d'Ulrich, délirante folie architecturale dédiée au savoir, à la fois labyrinthe, bibliothèque préborgesienne et cabinet de curiosités.

Si l'on doit saluer l'ambition totalisante & Hémisphère Nord, on pourra être inégalement convaincu par sa réalisation. Non que la mise en œuvre ne soit pas à la hauteur du projet romanesque, mais qu'elle l'épouse trop parfaitement peut-être. Il en résulte une énonciation un peu monocorde, dépas­sionnée, rigoureusement étale jusque dans ses grands morceaux de bravoure (l'arrivée à Dresde, la séance de dissection, les guerres napoléoniennes), sans doute délibérée de la part de Roegiers mais source à la longue d'une certaine monotonie. Restent les plus beaux moments du livre, qui concernent comme il se doit les rapports d'Ulrich à son art, les discussions esthétiques avec ses amis, et surtout l'attention aux préparatifs de la peinture, envisagés comme une ascèse dé­pourvue d'affectation. Pour s'appuyer sur une observation aiguë, la peinture de pay­sage n'est pas pour Ulrich reproduction mé­canique du monde, mais élaboration inté­rieure, composition mentale et sensible où se dit l'accord de l'intériorité et du cosmos, où la vérité du sentiment assure la fidélité à la nature, non l'inverse. En affirmant que « le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu'il voit dehors, mais aussi ce qu'il voit en lui-même ; s'il ne voit rien en lui, qu'il cesse donc de peindre ce qu'il a devant lui », Caspar David Friedrich disait-il autre chose ?

Thierry Horguelin
Guide des Lettres belges
Littérature au présent]]>
Roegiers, Patrick]]> Editions du Seuil]]> Ouvrage imprimé]]>
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