Quatre-vingt-dix-sept ans plus tard, un jeune écrivain français, également âgé de vingt-sept ans, arrive à Harar. Il sillonne le pays, interroge partout les gens, pousse même, sur les traces de Rimbaud, jusqu'en Egypte où l'on sait qu'un grand bloc, très haut sur l'un des murs du temple de Louqsor, porte l'inscription RIMBAUD, en grandes lettres majuscules creusées dans la pierre, seule trace laissée (peut-être, peut-être pas) par le poète.
Alain Borer rapportera de ce voyage un livre inclassable, autant qu'on puisse dire "inclassable" une obsession littéraire aussi belle, et portée avec rigueur (celle du rimbaldien et de l'exégète qui se livre à la critique des textes et des correspondances) jusqu'à l'emportement, jusqu'à l'extrême fantaisie, décidé en somme à tout dire de cette course fabuleuse.
On peut lire Rimbaud en Abyssinie comme un récit de voyage ou comme un roman philosophique : on peut le lire aussi comme un essai qui chercherait à épuiser la question, ou, tout simplement comme un poème d'aujourd'hui. Disons : un morceau du poème gigantesque que chacun porte en soi quand il a lu Rimbaud. Dans tous les cas, il convient, au détour de sa lecture, de fixer un instant ses yeux sur cette image définitive de la littérature: "Un sieur Rimbaud, se disant négociant" part à cheval, déguisé en marchand mahométan, pour "trafiquer dans l'inconnu".
]]>Alors commence cette chasse insensée : les «Insoumis», ainsi s'appellent-ils eux-mêmes, déferlent sur les hauts plateaux d'Arménie, installant partout, jusque dans les chemins de neige, des pièges à dieux. Koba s'écrie : «Que les dieux nous blâment à leur guise ! Laissons-les pousser des cris de rage ; même s'ils se lèvent contre nous, nous serons vainqueurs !»
Pour se rendre plus effrayants, les Abreks s'enduisent de glu et se roulent dans les chardons. Massacres, viols et pillages s'enchaînent : Ninive est en flammes, Babylone mise à sac. Dans les déserts de Syrie, des juifs leur parlent d'un certain Elohim, un dieu qui passe dans la brise et qui chuchote. Qu'à cela ne tienne : Jérusalem investie, les chercheurs de dieux dévorent et mâchent les rouleaux de la Torah. Le Sinaï franchi, Koba et ses hordes ensanglantées dévastent les rives du Nil, «le Nil couleur de carnage et d'incendie»... puis rageusement s'embarquent pour la Grèce, à destination du mont Olympe, le repaire des dieux inaccessible aux hommes.
On le sait, c'est surtout à mi-chemin des mythes et de l'Histoire que les dieux ont tendance à pulluler : c'est donc là que Koba inscrit sa guerre personnelle - une guerre totale par laquelle le Guide, à la recherche du Grand Coupable, pourchassant dieux et hommes jusqu'au dernier, devient dieu lui-même. En ce sens, Koba est au-delà de Prométhée, il est lui-même l'injure définitive, l'injure bariolée, hoquetante et inépuisable qu'on fait aux dieux.
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